
Entretien avec Robert Rossi
Historien et auteur de plusieurs ouvrages avec comme point d'ancrage la cité phocéenne dont un roman sur la Commune de Marseille « Quand Marseille criait Vive Paris ! » et un autre sur l'Histoire du Rock à Marseille, Robert Rossi nous invite dans son nouvel opus à découvrir le personnage de Léo Taxil. Ce journaliste et polémiste marseillais fut l'auteur de « la plus colossale mystification des temps modernes » (Le Figaro, 20 avril 1897) en inventant de toutes pièces une conspiration maçonnique présentée comme l'œuvre de Satan.
Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire sur Léo Taxil, un personnage aussi controversé qu’oublié aujourd’hui ?
J'ai travaillé sur la presse satirique radicale marseillaise au lendemain de la Commune de Marseille, c'est à dire dans les années 1870, pour un mémoire de Maîtrise d’Histoire. C'est là que j'ai rencontré Taxil en tant que leader d'une bande rédactionnelle de jeunes journalistes satiriques âgés de 16 à 20 ans. À cette époque, Marseille était sous état de siège et les journaux républicains eux-mêmes préféraient faire le dos rond quand la censure devenait tatillonne. Or, ce n'était pas le cas de ces jeunes rédacteurs qui fonçaient têtes baissées dans le mur, sans concession, d'où arrestations, procès et prison dans les geôles du Fort Saint-Nicolas.
Votre livre montre à quel point Taxil a manipulé l’opinion publique et la presse. Y voyez-vous un parallèle avec certaines formes de désinformation actuelles ?
Lorsque l'on voit à quel point Taxil a pu manipuler les membres du Clergé jusqu'à son sommet, puisque le pape a adhéré lui-même à la mystification, il est difficile de ne pas faire un parallèle avec aujourd'hui où le retour des religions et de l'obscurantisme ainsi que les moyens techniques et de diffusion des fake-news offrent un champ d'action infini pour tous les complotistes et manipulateurs en tous genres.
Quelle a été la plus grande difficulté dans la documentation de ce livre, entre histoire de la presse, franc-maçonnerie et satire anticléricale ?
Lorsque l'on travaille sur la biographie d'un personnage, on est obligé de passer sur bien des aspects historiques divers et variés. Taxil étant né sous le Second Empire, il fallait dans un premier temps s'intéresser à la situation politique de la période, notamment à l'enseignement en général
et catholique en particulier puisque Taxil a suivi un cursus chez les jésuites. Ensuite, il a fallu s'intéresser à la Commune de Marseille auquel il a pris part ainsi qu'à sa répression et au service militaire en Algérie à la fin de l'Empire. L'essor de la presse, notamment anticléricale, a été à étudier en détail, mettant en relief les combats libres-penseurs et la résistance de l’Église. Puis, il fallait s'intéresser à la fois à l'ésotérisme fin de siècle et à la révolution de l'humour avec, entre autres, le mouvement des Fumistes. Donc, une kyrielle de domaines parfois très disparates, englobant néanmoins l'entièreté de la vie de l'individu. Pour cela, les archives ont été déterminantes, de celles de l'Alcazar et des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, à celles de la BNF, des archives militaires de Vincennes, en passant par celles de Tours, de Villefranche-sur-Saône, de Genève ou du Vatican.
Selon vous, Taxil était-il avant tout un escroc, un provocateur génial ou un miroir de son époque?
À un siècle de distance, lorsque l'on pense à une personne, surtout un artiste ou un écrivain, on a tendance à ne retenir de lui que son œuvre, en omettant de penser que tout individu a ses exigences de vie fondamentales, et notamment celle de gagner sa vie. Or, il apparaît capital chez un journaliste où un éditeur de presse de "vendre du papier'. Taxil a-t-il été sur ce point d'une absence presque totale de scrupules ? C'est un fait. N'oublions pas qu'il est parti très tôt de chez ses parents, à seize ans, avec l'impératif de devoir vivre par lui-même, même si ses parents lui payaient le loyer de son appartement. Génial en son genre ? Ça c'est certain, avec cette propention complète au je-m'en-foutisme, à la rigolade, sans s'attacher outre mesure aux valeurs humaines quelles qu'elles soient, ou plutôt en les regardant de haut. Une étude psychologique du personnage serait d'ailleurs intéressante à envisager. Mais la mystification a été son dernier coup d'éclat, la ficelle étant désormais dévoilée.
Vous évoquez l'importance de Marseille dans le parcours de Taxil. Quel rôle cette ville a-t-elle joué dans la formation de son personnage ?
Taxil a fait couler beaucoup d'encre, mais c'est surtout sa mystification qui a attiré à juste titre les regards des historiens et autres analystes littéraires. Pour ma part, j'ai découvert le personnage à travers ses journaux satiriques radicaux adolescents, au lendemain de la Commune, violemment anticléricaux et opposés à l'Empire. Or, ces feuilles sont souvent teintées de particularismes locaux qui, outre le contexte politique tendu, sentent bon le parler marseillais et l'esprit de la galéjade. Sans exagérer outre mesure l'influence qu'a pu jouer cette culture méridionale dans la manière d'appréhender la vie et de concevoir son métier de polémiste, elle a sans doute contribué d'une certaine manière à affirmer chez lui une singularité et un affranchissement des codes moraux au nom du triomphe de la dérision. C'est en tout cas par ce biais, assez différent des études précédentes, que j'ai préféré aborder le personnage en me penchant tout d'abord sur son enfance et son adolescence pendant et au lendemain de la Commune de Marseille.
À qui s’adresse ce livre ? Aux historiens, aux curieux, aux amateurs de canulars ou aux francs-maçons ?
Bien que respectant méticuleusement le processus de recherche de l'historien, je dois dire que je me suis beaucoup amusé au cours des nombreuses années à travailler sur la bio de Taxil. Il m'arrivait même parfois de rire carrément en consultant une feuille comme l'Esque, journal des pêcheurs marseillais où s'était réfugié l'équipe à Taxil, en consultant le mode d'emploi du "dosimètre aïolique", appareil servant à mesurer la teneur en ail d'un bon aïoli. Ou bien en consultant les faits et gestes du polémiste aux Archives de la Préfecture de Police de Paris. Et je me disais qu'il était évident que cette trajectoire de vie bourrée d'anecdotes truculentes pouvait intéresser le commun des mortels bien au delà des sphères proprement universitaires. C'est pour cette raison que je cherchais un éditeur capable d'expurger au maximum le travail de thèse pour rendre le récit lisible par tous. Taxil ? Je dirais qu'il peut intéresser tout un chacun, certains privilégiant le côté marseillais, d'autres celui de la Commune révolutionnaire, d'autres encore le journalisme radical ou anticlérical, ou bien, comme beaucoup d'autres, la célèbre mystification.